Une passion dans le desert

Une passion dans le desert

la Galerie Saint-Germain présente Une passion dans le désert d’après une nouvelle de Honoré de Balzac, réalisée par Gilles Aillaud, Eduardo Arroyo, Antonio Recalcati.

 

 

Les peintres ambitieux et purs, pour qui peindre est simplement la meilleure façon d’agir, sont de plus en plus inquiets du pouvoir restreint concédé en Occident à la peinture. On lui prodigue pourtant de grands honneurs. En France, de par un consentement quasi général, c’est une affaire d’Etat, les mécontents réclamant seulement des pouvoirs publics plus de fermeté dans la défense de notre peinture, après que les intrigues de l’Etranger nous aient déjà fait perdre nos colonies, le public de notre cinéma et nos machines à calculer nationales, qui additionnaient nos petits profits comme nous aimions qu’ils le fussent. Mais soyons justes: les ministres, qui sont parfois des critiques d’art, rendent de fréquentes visites aux salons et musées comme jadis aux foires et aux orphelinats, et l’épargne fait son devoir, des milliards sont investis dans l’huile, la gouache, la craie et la ferraille comme jadis dans l’emprunt russe; les peintres, enfin, vivent mieux qu’autrefois et sont reçus dans les meilleures familles où la main des jeunes filles peut leurs être accordée; tout le monde ou presque a eu un peintre dans sa vie.

Apparemment aussi ils n’ont jamais été aussi libres de peindre comme bon leur semblait. On peut même exposer ses vieux souliers percés. Il y aura toujours des gens pour danser à petits pas devant eux et hocher gravement la tête. Des gens qui ne sont pas tous des sots mondains cherchant à épater leurs voisins ou à n’être plus épatés par eux, mais ingénus à leur manière, comme le sont les acheteurs dans les sociétés ‘ industrielles, ayant le foie gonflé de modernisme, ayant besoin de ce vichy-là, et qui les aimeront de toute cette ingénuité, ces vieux souliers, payeront ce qu’il faut pour les avoir à domicile à conditions qu’ils ne s’avisent pas de raconter une histoire. C’est là que je voulais en venir.

Nous faisons, en Occident, une consommation effarante d’objets culturels qui s’efforcent de satisfaire un besoin confus d’émotion artistique exactement comme un radiateur est conçu pour satisfaire un besoin de chaleur.

Après la sculpture, la peinture et la musique, la littérature elle-même produit à présent, en nombre croissant, des livres-objet, dont la critique parle d’ailleurs avec un vocabulaire qui appartenait initialement aux rubriques « shopping» des magazines féminins. Il me semble donc que la question primordiale pour les artistes d’aujourd’hui consiste à décider s’ils veulent être des producteurs d’objets culturels ou des hommes agissant par les moyens spécifiques de l’art, lesquels sont à la fois dérisoires et irremplaçables. Et de ce point de vue – soit dit en passant – la controverse actuelle au sujet du Pop Art ne présente qu’un intérêt limité puisqu’il s’agit d’un conflit opposant deux groupes de producteurs d’objets culturels, l’un d’inspiration américaine, l’autre ayant son siège en France; ces gens se disputent un marché tout comme, voici deux ou trois ans, les producteurs de poulets américains et français. Les peintres ambitieux et purs dont je parle sont peut-être de mauvais Européens mais, d’après ce que je sais, il sera difficile de les mobiliser pour la défense de Soulages contre Rauschenberg; ils s’opposent à l’un comme à l’autre et espèrent seulement que le conflit affaiblira dans son ensemble un certain genre de production culturelle.

L’été dernier, alors que ce conflit éclatait au grand jour, trois d’entre eux – par ordre alphabétique, le Français Aillaud, l’Espagnol Arroyo et l’Italien Recalcati – peignirent ensemble les treize tableaux exposés aujourd’hui.

Il s’agissait pour eux d’affirmer que la peinture peut raconter une histoire précise et, en même temps, qu’elle peut le faire sans devenir illustrative.

 

 

La première difficulté tenait évidemment au choix de l’histoire qu’on se proposait de raconter, et chacun des trois se méfiait de lui-même et des deux autres; on pouvait être tenté d’en choisir une qui permît à chacun. de peindre ce qu’il avait l’habitude de peindre. Dans ce cas, estimaientils, la démonstration serait manquée. Puis un ami se souvint d’une courte nouvelle de Balzac, « Une passion dans le désert», que les trois adoptèrent finalement. Il est possible d’ailleurs que le titre y soit pour beaucoup. Quels que puissent être, comme on dit, les « succès flatteurs» que chacun d’eux a déjà remportés, le nombre d’expositions importantes, ici et là, auxquelles il a participé avec éclat, Aillaud, Arroyo et Recalcati éprouvent sans doute le sentiment, certains jours, de brûler de passion pour une peinture active, agissante, ouverte à tous, insolemment intelligente et signifiante, et d’être cernés, eux et la poignée d’artistes qui se refusent à produire les petites choses à la mode, par un désert (le monde des arts) d’autant plus affligeant qu’il est surpeuplé.

En tout cas, si le hasard a joué le rôle principal dans le choix de l’histoire, ils entreprirent de la raconter – en attendant qu’on ait imaginé des scénarios de peinture – avec les moyens propres à chacun d’eux, sans moquerie sousjacente ni fausse naïveté.

 

 

 

 

Le premier tableau montre les sables du désert et au loin, vues peut-être dans un mirage, les batailles de l’armée de Bonaparte aux pieds des Pyramides;

le second: un soldat français marchant dans le désert après avoir échappé aux Arabes qui l’emmenaient en captivité;

le troisième: l’entrée d’une grotte que le soldat découvre au flanc d’un monticule – entre temps la nuit est tombée;

le quatrième: l’intérieur de la grotte où le soldat a trouvé refuge et s’est endormi, bientôt rejoint dans le sommeil par la panthère qui a élu domicile

en ces lieux – dans l’obscurité sa présence semble se multiplier et occu-

per toute la grotte;

le cinquième: la panthère dévorant au clair de lune les restes d’un cheval (vision terrifiée du soldat) ;

le sixième montre cependant que cette panthère est devenue familière, affectueuse même, avec le soldat – lui, scrute l’horizon dans l’espoir d’y découvrir des compatriotes qui le délivreraient de sa jalouse compagne; le septième montre qu’ils demeurent tous les deux seuls dans le désert – les -trois soleils suggèrent le temps qui passe;

 

 

 

 

le huitième: sans doute leur premier baiser – scène où elle ressemble quelque peu à Greta Garbo et lui, à John Gilbert;

le neuvième évoque les caresses échangées entre la panthère et le soldat; le dixième: les palmiers éclatant comme des feux d’artifice car, dit Balzac, « le désert fut dès lors comme peuplé» – en bas à droite, le drapeau que le soldat a hissé pour signaler sa présence;

le onzième: la panthère évoquant pour le soldat sa fiancée restée au pays; le douzième: le soldat tuant la panthère à la suite d’un malentendu. « Je ne sais pas quel mal je lui ai fait, mais elle se retourna comme si elle

 

eût été enragée; et, de ses dents aiguës, elle m’entama la cuisse, faiblement sans doute. Moi, croyant qu’elle voulait me dévorer, je lui plongeai mon poignard dans le cou. Elle roula en jetant un cri qui me glaça le cœur, je la vis se débattant en me regardant sans colère. J’aurais voulu pour tout au monde, pour ma croix, que je n’avais pas encore, la rendre à la

vie. C’était comme si j’eusse assassiné une personne véritable … »> ;

le treizième, enfin, montre un arbre mort au vent du désert à nouveau dépeuplé.

 

 

Comme j’ai dit, ces treize tableaux ont été peints par Aillaud, Arroyo et Recalcati ensemble et, par voie de conséquence, chacun des trois a été amené à faire modifier, ou à modifier lui-même, tel ou tel morceau fait par l’autre. De même, leurs manières respectives se sont trouvées influencées directement l’une par l’autre. C’est une revanche salutaire prise en commun, une sorte de soulagement, après les nombreux salons et accrochages collectifs auxquels participent les jeunes peintres, par goût ou par la force des choses, et qui les obligent à être des voisins respectueux, du moins en pratique; enfin, ils allaient pouvoir joindre le geste à la parole, violer et violenter la propriété mitoyenne! Peut-être aussi ce désir de « passer chez le voisin »> – plus exactement, d’abattre les barrières de l’œuvre individuelle – exprime-t-elle une certaine lassitude, une inquiétude latente à l’égard de ce qu’on appelle la peinture de chevalet? (A mes yeux, on a beau renoncer au cadre, augmenter les surfaces, créer des prolongements imaginaires, le tableau le plus réussi souffre toujours de demeurer, si peu soit-il, un objet d’ameublement car, le monde étant ce qu’il est, le temps n’est pas encore venu d’avoir un domicile.) Toutefois, Aillaud, Arroyo et Recalcati ne pensent pas avoir résolu grand chose, sur le plan pratique, en peignant ensemble ces treize tableaux; d’abord, ils ne continueront pas à le faire. Cette exposition constitue plutôt un manifeste peint. Ils ont simplement voulu aller plus loin que les habituelles déclarations de principe, s’engager plus avant qu’on ne peut le faire en signant son nom au bas d’un même texte, ce qui prend très peu de temps.

Leur décision, insolite de nos jours, et goguenarde, de peindre ensemble une fois au moins, dissimule sans doute une intention solennelle. Ils ont emmêlé leurs bras comme pour se prêter mutuellement serment d’agir par le moyen de la peinture, et tripler du même coup la force de la preuve qu’ils se donnaient à eux-mêmes autant qu’à nous, la preuve que cela est possible.

A dire vrai, cette exposition est tout ce qui reste d’un ambitieux programme prévu pour cet hiver. Mais c’est déjà beaucoup car il ne reste rien, le plus souvent, des ambitieux programmes conçus, au cours de discussions gaies et violentes, par des artistes rêvant d’échapper aux limites domestiques, quasi fonctionnelles, entre lesquelles cette société voudrait confiner leur activité. Le lendemain tout les incline à renoncer, les marchands insistants, les clients inquiets, et leurs propres doutes développés par la réclame incessante, brillant de tous les feux culturels de l’occident, au profit des bibelotins de consommation courante appelés œuvres d’art.

Je pense donc que nous devons ouvrir des yeux étonnés sur cette exposition, que la Galerie Saint-Germain a le mérite et la chance aussi de nous montrer et je me souviens qu’elle a ouvert ses portes, voici à peu près sept ans, sur une exposition de Rebeyrolle intitulée « La Pluie et le \ Beau Temps» où ce grand peintre entreprenait déjà de raconter, avec le langage sans équivalent et singulièrement persuasif de la peinture, une histoire aussi embrouillée que celle de notre génération aux élans révolutionnaires brisés de l’intérieur; une histoire terrifiante qui nous a brûlé la gorge et dont nous n’avons le goût et le courage de tirer la leçon, sur tous les plans, qu’en raison de la venue de jeunes gens intrépides comme Aillaud, Arroyo et Recalcati Bref, il me semble qu’à travers les treize tableaux de «Une Passion dans le Désert» ils formulent à leur manière, au nom de la peinture, une très nouvelle et pathétique offre de service. Il reste à déterminer à qui celle-ci s’adresse.

 

Daniel ANSELME.