Impara l’arte

Impara l’arte

 

Comme la surface d’une mer ou d’un lac soudain ridée des cercles excentrés d’une averse brutale s’ouvre la nouvelle peinture d’Antonio Recalcati. Ce que voulait exclamer l’artiste qui lui aussi, devant les œuvres des « grands maîtres» se laissait aller à penser « Et moi aussi, je suis un peintre ~ » et allait en donner la mesure – se retrouve tout entier dans cette série de tableaux qui va de complément en complément définir progressivement la relation du peintre avec ses thèmes, l’identité de sa vision avec sa propre vie, l’ambiguïté de ses instruments, de ses moyens, des saisons de ses modèles, et le réseau complexe de passions, de désirs, d’éclairements, de fulgurances de l’inconscient, dans lequel l’art enferme tout artiste.

 

Pour le décor de théâtre de l’Empédocle de Holderlin, monté à Berlin en 1975, Recalcati avait ainsi défini le cadre de la scène principale: devant un soleil simulé par six mille ampoules électriques allant du jaune clair au rouge, barrant tout le fond du théâtre, et dont les diverses phases de luminosité étaient en relation directe avec le martèlement du texte, il avait fait dresser l’amoncellement de glace fracassée du tableau de Caspar David Friedrich, la « Gescheiterte Hoffnung », « L’Espoir naufragé» reconstitué en trois dimensions. Un arbuste foudroyé, dans un autre angle, complétait le décor de cette scène.

Si Recalcati n’a pas voulu participer directement à l’ouvrage collectif qui a été réalisé en écho à une autre interrogation de Holderlin, brisure même de la pensée et de l’être de cet homme « A quoi bon les poètes en un temps de manque? Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? », c’est sans doute en, partie parce qu’il n’a lui-même jamais cessé de revenir, dans sa peinture, – au point de la hanter – à la question du sens de la peinture et d’être peintre, de se vouloir peintre dans le monde présent.

 

 

 

 

Impara l’arte, apprends l’art, il est avant tout olio su tela. Si l’art est peut-être aussi un espoir naufragé, il redonne du moins leur sens aux mots. Le silence des images, leur constante estompe, le maniement des draperies, des ombres portées, le calme des instruments qui inactifs reposent mais obsédants reviennent, eux qui permettent à chaque instant à qui sait s’en servir de faire surgir une forme nouvelle de la masse informe des fluctuations du songe, et qui dépourvus d’une matière profonde savent pourtant ladonner, sont pareils à ces pioches et truelles dont devait bien se servir le conseiller Krespel d’Hoffmann, qui pour construire une maison prenait soin tout d’abord d’en faire dresser les murs sans aucune ouverture, afin de définir ensuite, au gré de l’inspiration, où il fallait y percer des portes et des fenêtres. La célèbre fenêtre que constitue le tableau se referme sur elle-même, bat comme une paupière dès lors qu’elle peut inclure, dans ce que l’on croyait être le paysage qui s’ouvre derrière elle, les outils qui la font: l’homme qui l’a peinte, le chevalet où il la travaille, le pinceau qui l’a tracée.

 

Apprendre l’art, ou bien apprendre à doubler le monde, à lire à travers l’opacité comme à travers la transparence, à discerner dans le visage de la beauté et de la jeunesse celui de la vieille femme du Col tempo de Giorgione. Apprendre à jouer avec la dialectique du subjectif et de l’objectif, du présent et de l’absent, de l’imaginaire et du réel, mais apprendre aussi bien à se jouer d’elle. Et tâcher – le sachant – de briser ce rythme de perpétuel envoûtement, de déchirer la toile pour une intrusion, de distinguer le regard derrière le masque, de projeter hors de soi le paysage intérieur qui motive tant de gestes, d’ouvrir l’image de sa propre vision.

 

Qui sait ce qu’il a vu si ses rêves ne sont pas colorés? L’absolu est une nuit où tous les chats sont gris, s’il faut commenter Hegel, mais aussi combien d’éléments, combien de bleus trop profonds, de soleils trop intenses, de neige trop glacées ont jalonné l’histoire de l’art. Cette merveilleuse fusion de la lumière extérieure et des ténèbres internes, ce regard lancé de la caverne sur le monde, ce remuement de la rétine humaine qui débouche sur la lumière, cette alternance de compréhension intellectuelle de la peinture, de la neutralité de son jeu, et de son usage comme trans.cription brute d’une réalité sensible qUise dérobe parce qu’elle appartient peut-être déjà à la mémoire, se poursuivent et s’enchevêtrent dans toute l’œuvre de Recalcati. La recherche d’identité du peintre, l’obstination de sa présence soulignée en absence, resurgit comme peut resurgir l’atmosphère obligée de la nature morte chez qui a délibérément choisi la précision, la rigueur de ses thèmes et de ses instruments.

 

Le personnage sans tête ou sans torse et dont les seules mains figuraient la réalité vivante dans la série de tableaux intitulée« 31 janvier 1801 », s’impose ici avec une autre évidence. Plus qu’une éponge mouillée jetée contre le mur pour figurer des formes suggestives, l’image de l’homme dressé ou allongé dans l’herbe est la mesure du sens de cette peinture de salpêtre, qui chronologiquement commencée par les gris et l’ombre, peu à peu se colore et entre avec violence dans le tourbillon du temps, dans l’affrontement des saisons et des signes. Le dialogue et le commentaire permanents que sont les unes aux autres ces toiles didactiques de la situation du peintre dans son atelier et les scènes très classiques de campagne et de pose de portrait qu’il retrace peuvent se fondre enfin en une seule œuvre qui par .ce procédé de «tachisme» à l’envers, – où la matière de la peinture se retire par points comme l’eau sur une grève – nie une nouvelle fois le spectacle qu’elle offre. Le tableau est lourd de ce qu’il montre et de ce qu’il ne montre pas, des points aveugles de la visée qu’il étale, de la luminosité trop· violente de ses tons.

 

Mais dans ce tournoiement de conscient et d’inconscient, il ne laisse pas de montrer. Terrestre, terriblement terrestre comme pouvait analogiquement l’être le chouan Marche-àterre du roman de Balzac,. il invoque les éléments, l’eau, l’air, la terre, le feu; il secoue la torpeur de certaines heures du jour, il décolle la splendeur de la nuit qui ne pend plus que comme une tapisserie trouée, plaquée contre le ciel.

 

“So foui and fair a day 1 have not seen “.(Macbeth). «Je n’ai jamais vu de jour aussi laid et si beau ». Ce que disent les constellations et la thématique poètique de ces mêmes étoiles, connaissance sans profondeur, sans pesanteur, sans durée, sans rien que des noms, d’un indéfini lointain, ce que disent les différents horizons de terre, de mer, de ciel, rejoint ce que dans l’espace de la peinture peuvent bien signifier le temp’s des saisons et les rythrnes lumineux du jour.

 

Le génie endormi de l’hiver que vient réveiller l’Amour, du poème de Dryden, dans le King Artur de Purcell, gémit avec angoisse: «Ah, laisse-moi, laisse-moi geler jusqu’à en mourrir» ! et ne m’arrache pas au sommeil, à la méditation sans fin d’une terre repliée comme une couverture.

 

Le thème des saisons, des climats – dans les différents sens de ce mot – qu’aborde ici Recalcati est une lutte contre l’engourdissement de la peinture, contre l’évidence trop simple des trop grandes clartés et des trops grandes pénombres d’un art qui se croit d’emblée justifié simplement parce qu’il donne à voir. Le triptyque est perplexe, et la mise répétée en relation d’images apparemment antagoniques, n’est pas un jeu intellectuel. La peinture est source d’angoisse et source de pensée; ce qui brise les sens, les étourdit, épaissit l’air du temps, fait remonter au jour de la conscience le foyer discontinu des perceptions brutes, jette à la face le trouble de l’identité et de l’acte qui l’accomplit.

 

L’art une fois appris, démesurée reste sa source. Celui qui, tenant dans sa pensée, la tradition de la peinture cherche obstinément à en trouver l’issue se rue sur le glacis de sa propre mémoire.

 

Henri-Alexis Baatsch